La véritable étoffe d’un homme d’État se mesure rarement sous les ors de la République, mais bien plus sûrement dans son fief, cette terre où son pouvoir, sans le contrepoids de la capitale, s’exerce dans sa vérité la plus nue.
Au Havre, donc. Nous sommes en l’an de grâce 2020 et la ville, dirigée par celui que l’on voit déjà en prince-président, entend se parer des vertus de la modernité. Un projet magnifique est mis sur la table : une « Cité Numérique », promesse d’avenir et d’innovation. Pour financer cette ambition, une convention de 2,15 millions d’euros d’argent public est signée avec une structure opportune, la LH French Tech. Tout cela est bel et bon.
Seulement voilà. Il se trouve toujours, dans les administrations les mieux tenues, une conscience qui veille. Un grain de sable. Une fonctionnaire du service de l’urbanisme, de ces chevilles ouvrières sans qui rien de grand ne se bâtit, examine le dossier et sent l’imposture. Elle comprend que la Cité promise n’est peut-être qu’un mirage, un habile montage cachant un possible conflit d’intérêts, une élue locale se trouvant liée à l’association bénéficiaire.
Forte de son devoir, elle parle. Elle tente d’alerter.
Elle se heurte alors à la muraille d’indifférence que les systèmes bien établis savent opposer à ceux qui dérangent leur quiétude. Au lieu des remerciements pour sa vigilance, elle ne récolte que pressions et vexations. On la met au ban. On lui fait comprendre que le silence est d’or, surtout quand il protège la réputation d’un homme promis à un destin national. L’affaire quitte alors les chuchotements des couloirs pour revêtir les habits austères du droit pénal. En 2023, la fonctionnaire dépose plainte. Les mots sont lourds : détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêts, favoritisme, harcèlement moral. La machine judiciaire est saisie.
L’ancien premier ministre, dont l’ambition ne saurait s’embarrasser de si petites misères provinciales, demeure impavide. L’on suggère, à mots couverts, la rancœur d’une employée zélée. L’argument est éternel, il sert à disqualifier le messager pour ne point avoir à examiner le message.Puis, en 2025, le coup de grâce. La plainte est classée sans suite. La justice des hommes, parfois si prompte à châtier le menu fretin, sait se montrer d’une clémence infinie pour certains puissants. La messe est dite. La fonctionnaire, après cinq années de combat, reste avec sa conscience pour seule alliée, tandis que la carrière de l’homme du Havre se poursuit, sans une égratignure apparente.
Cette histoire, au fond, n’est pas qu’une anecdote havraise. Elle est une fable cruelle sur la nature du pouvoir local et la solitude de ceux qui osent le défier. Elle rappelle que la vertu affichée au sommet de l’État doit, pour être crédible, survivre à l’épreuve des réalités locales.
Au royaume d’Édouard Philippe, qui donc oserait encore jeter un grain de sable dans les rouages si bien huilés du pouvoir ?